Pour bien se faire comprendre et communiquer, les humains ont besoin de nommer ce qui les entoure. Si chacun développe son propre lexique, il se fera peut-être comprendre chez lui, mais pas nécessairement chez son voisin. Pour nommer les êtres vivants, les scientifiques se sont entendus sur des points de départ : pour nommer les animaux, il s’agit de la 10ème édition de Systema Naturae de Linné, paru en 1758, et dans le cas des plantes, le Species Plantarum de Linné, paru en 1753. Dans ces deux ouvrages, le suédois Carl von Linné a utilisé un système pour nommer les êtres vivants suivant certaines règles qui sont devenues les assises de la nomenclature encore utilisée de nos jours, c'est-à-dire la façon dont les scientifiques nomment les être vivants. Le système utilisé par Linné se nomme nomenclature binomiale, puisque les espèces sont nommées par deux mots en latin. Si cette façon de nommer le vivant est encore utilisée de nos jours, quoique raffinée de plusieurs façons depuis son origine,c’est que ça fonctionne très bien. La nomenclature scientifique est régie par un ensemble de règles qui sont claires et bien définies (figure 1).
Une des notions centrales de la nomenclature est la notion d’espèce. Un nom d’espèce est composé de deux parties. Une première qu’on appelle un genre et à ce nom de genre est apposé un deuxième mot qu’on appelle un épithète spécifique. L’ensemble de ces deux noms forme ce qu’on appelle un nom d’espèce.
Par exemple : Argiope aurantia
Le nom du genre est Argiope et le nom de l’espèce est Argiope aurantia. Pour bien détecter ces noms dans un texte, ils sont en italiques. Les mots en langue étrangère à la langue principale d’un texte s’écrivent ainsi puisqu’ils sont en latin. C’est vrai pour le latin dans un texte français, mais aussi pour l’anglais, l’italien, etc. Le nom du genre commence toujours par une majuscule, le nom de l’épithète scientifique, toujours par une minuscule. Cette combinaison de majuscule et minuscule en plus de l’italique facilite le repérage de noms d’espèces dans un texte.
On voit aussi : Argiope aurantia Lucas 1833
Que veut dire ce nom après celui de l’espèce ? Il s’agit du nom du scientifique qui a publié un article en 1833, dans lequel il nomme et décrit une nouvelle espèce pour la science : Argiope aurantia. En fait, il s’agit de la référence à cet article scientifique, qui dans ce cas est une publication de l’auteur Hippolyte Lucas, un arachnologue français. Le nom de l’auteur est parfois entre parenthèses, parfois sans parenthèses. Si il n’y a pas de parenthèses, cela signifie que l’espèce est encore considérée comme appartenant au genre dans lequel elle a été décrite, comme c’est le cas ici pour A. aurantia.
On voit aussi Argiope trifasciata (Forsskål 1775)
Dans ce cas, il s’agit d’une indication que dans l’article de Forsskål de 1775, l’espèce n’a pas été décrite dans le genre Argiope mais dans un autre genre que celui dans lequel cette espèce se trouve aujourd’hui. Dans ce cas, cette araignée avait été décrite dans le genre Aranea. Depuis la parution de l’article en 1775, des chercheurs ont découvert que cette espèce n’appartient pas au genre Aranea comme Forsskål le croyait, mais appartient plutôt au genre Argiope. L’espèce Aranea trifasciata de Forsskål a été transférée dans le genre Argiope, et la parenthèse au nom de l’auteur indique que l’espèce ne se trouve plus dans le genre dans lequel elle a été décrite à l’origine. Avec le système de nomenclature, les noms peuvent se modifier avec l’acquisition des connaissances.
Dans un texte scientifique, la première fois qu’un nom d’espèce apparaît, il est cité en entier incluant l’autorité. Par exemple : Argiope trifasciata (Forsskål 1775). Par la suite il est abrégé pour alléger le texte : A. trisfasciata. Toutefois, si le nom commence une phrase, on utilise alors le nom du genre complet, mais l’autorité n’est plus nécessaire. Comme par exemple dans la phrase qui suit : Argiope trifasciata est une araignée des milieux ouverts.
Parfois, on voit aussi une petite croix, “†” , en avant d’un nom d‘espèce (ou d’un genre, d’une famille, etc). Ce symbole signifie que ce taxon est considéré éteint, c'est-à-dire que les formes vivantes sont disparues de la surface de la Terre. Dans certains cas, il est possible d’en retrouver des traces fossiles, mais ces animaux (ou plantes) sont éteints. Par exemple, le Mammouth laineux († Mammuthus primigenius) est une espèce éteinte dont il est possible de retrouver des fossiles. Le scorpion † Tityus exstinctus est considéré éteint par les experts, mais aucun fossile n’est connu à ce jour. Ce scorpion n’a été trouvé qu’une seule fois en 1884 et jamais revu depuis.
Ainsi, lorsque de nouvelles espèces sont découvertes, les scientifiques doivent leur donner un nom et ce sont les règles de la nomenclature qui s'appliquent (figure 2). Sans cette description et cet article scientifique dûment publié, cette espèce n’a pas d’existence reconnue. Une fois publié, ce nom scientifique en latin devient la référence pour la planète entière (peu importe la langue parlée) pour cette entité biologique. Toutefois, le choix du nom demeure la décision de la personne qui effectue la description. Le nom peut être une particularité de la bestiole (grande, petite, noire, tachetée, etc), pour rendre hommage à quelqu'un, ou pour honorer quelque chose. Toutefois il n’y a aucune obligation, ce nom peut même être choisi pour sa sonorité, ou être une combinaison aléatoire de lettres. Habituellement, l’auteur du nom explique sa démarche en quelques mots dans son article, ce qui élimine toute méprise possible quant à son intention.
Dans un contexte d'identification, il est aussi possible que le genre puisse être déterminé, mais pas l'espèce. On appose alors "sp." après le nom du genre, qui est l'abréviation de "species" (en latin et non en anglais). Par exemple : Philodromus sp. Dans le cas de plusieurs espèces inconnues dans un même genre, on ajoutera alors "spp." (la forme plurielle). Par exemple : Philodromus spp., ce qui veux dire plusieurs espèces de Philodromus.
La terminaison des épithètes spécifiques peut indiquer le masculin ou le féminin. Par exemple et sans entrer dans les détails : Lymantes nadinae. La terminaison -ae est indicatif du féminin. Dans ce cas-ci, c’est pour honorer le Dr Nadineskushen de notre histoire. Dans la réalité toutefois, puisque cette espèce existe, c’est pour honorer Nadine Dupérré. De nombreux noms d'espèces qui possèdent une telle terminaison ont été choisis pour honorer des femmes. L’araignée Pirata bryantae Kurata 1944 (famille Lycosidae) possède un nom qui a été choisi pour honorer Elizabeth Bryant, une arachnologue bien connue. Pour le masculin, une terminaison possible se fait en -i. Par exemple, Agyneta danielbelangeri Dupérré 2013, une araignée de la famille des Linyphiidae nommée en l’honneur du chanteur et musicien Daniel Bélanger. Ainsi, les noms des espèces ne sont pas automatiquement masculins ou féminins; certains assument à tort qu’on sous-entend toujours le mot “espèce” et mettent tout au féminin, ce qui est une erreur. Le genre (masculin ou féminin) d’une espèce est cependant indiqué par le genre dans le nom de l’espèce. Un genre dont la terminaison en -us est habituellement masculin. Par exemple, les espèces qui appartiennent au genre Araneus sont donc au masculin : on dira donc un Araneus diadematus Clerck 1757. Un genre dont la terminaison en -a est habituellement féminin : on dira donc une Araniella displicata Hentz 1847. Toutefois, dans l’exemple qui précède, Agyneta danielbelangeri, l’épithète est d’origine masculine (terminaison en -i), mais Agyneta est féminin. On dira donc une Agyneta danielbelangeri en français.
Ce système pour nommer les espèces s’est développé en parallèle avec la science qui se consacre à la classification des êtres vivants : la taxonomie. La science qui y ajoute une perspective évolutive se nomme phylogénétique (ou systématique). Ainsi, les noms des groupes (aussi nommés taxons) dans la classification du vivant constituent des catégories qui s’emboitent les une dans les autres : Les vivants se divisent en domaines, qui se divisent en règnes, qui se divisent en embranchements, qui se divisent en classes, qui se divisent en ordres, qui se divisent en familles, qui se divisent en genres, qui se divisent en espèces. Cette hiérarchie de base fait souvent croire aux néophytes qu’il n’existe que 8 subdivisions pour arriver aux espèces. Cette perception est fausse puisqu’il y a aussi un panoplie de subdivisions intermédiaires (infra-ordre, sous-ordre, sous-classe, tribus, super-famille, sous-famille, sous-genre, etc) qui reflète le niveau de compréhension d’un groupe d’êtres vivants donné. Dans cette hiérarchie, les noms des groupes sont aussi en latin, mais des formes francisées existent aussi. Par exemple : le groupe Chiroptera (qui est en fait un ordre) a été francisé par chiroptère, ou encore chauves-souris.
Sans entrer dans les détails de la classification, les noms utilisés en latin ont souvent une utilité additionnelle parce que la terminaison (ou la façon d’écrire le nom) nous donne immédiatement une indication de ce dont il s’agit.
Par exemple, si on rencontre un nom qui se termine en -idae. Cette terminaison est indicative d’une FAMILLE d’animaux. Par exemple, les Curculionidae, la terminaison indique qu’on parle ici d’une famille. Il en est de même pour tous les animaux : les Felidae, la famille des chats (aussi francisé par félins), la famille des chiens : les Canidae, (aussi francisé par canin). Peu importe le nom du groupe (c’est encore plus pertinent quand on ne connaît pas le groupe comme tel), la terminaison en -idae, indique une famille d’animaux. Il y a d’autres terminaisons qui sont aussi indicative du rang; par exemple les cigales réfèrent à une super-famille : les Cicadoidea. La terminaison -oidea indique ce rang et dans ce cas, incluent deux familles. Pour les plantes, la même logique s'applique en ce qui concerne les familles, mais avec la terminaison -aceae. Par exemple, les concombres appartiennent à la famille des Cucurbitaceae. Aussi, la combinaison : mot en majuscule, suivi d’un mot en minuscule en italique est indicatif d’une espèce : Lymantes nadinae Anderson in Paquin & Anderson 2008. Et un mot en italique avec une majuscule indique un nom de genre : Lymantes, Araneus, Araniella, Argiope.
Les noms scientifiques en latin sont parfois francisés. Par exemple, la famille des Felidae est devenue la famille des félins en français, ce qui est plein de sens. Cependant, les noms des espèces sont parfois rebaptisés dans la langue courante; on appelle ces noms les “noms communs”, “noms vernaculaires” ou encore “noms vulgaires”. Ils ont quelquefois un lien avec les noms scientifiques, mais la plupart du temps, les noms communs n’ont aucun lien avec le nom scientifique, ce qui cause beaucoup de confusion. En général, les taxonomistes préfèrent les noms latins même si, pour les néophytes, leur utilisation est rébarbative. En fait, il s’agit beaucoup d’une question d’habitude puisque certain nom même en français ne sont pas facile pour ceux qui n’y sont pas accoutumés. Que penser du nom hippopotame ou encore ornithorynque ? Ce ne sont pas des noms faciles même s'ils sont en français, et pourtant on s’y est habitué.
En fait, les noms latins des espèces présentent beaucoup d’avantages sur les noms communs, sauf peut-être qu'ils sont plus difficiles à s’approprier. En voici brièvement quelques exemples.
- Les noms latins sont universels, peu importe la langue de l’utilisateur. Il existe autant de noms communs que de langues, ce qui cause un problème de communicabilité.
- Pour un même nom d’espèce en latin, il existe parfois des dizaines de noms communs différents. En outre, les noms communs ne sont régis par aucune règle et il n’est pas possible de déterminer lequel devrait être en usage. De plus, un même nom commun peut représenter différentes espèces selon les régions. Un taon est parfois un Tabanidae dans certaines régions du Québec, et ailleurs, cela désigne plutôt un bourdon. Il existe de nombreux exemples de ce type.
- Avec un nom commun, il n’est pas possible de savoir à quel taxon le nom correspond. Est-ce une famille ? Un genre ? Une espèce ? impossible à déterminer. Avec les noms latin, cette information se déduit au premier coup d’oeil : une famille se termine par -idae (Clubionidae), un nom de genre est en italique avec une majuscule (Clubiona), et une espèce : deux mots en italiques, le premier avec une majuscule et le second avec une minuscule (Clubiona canadensis Emerton 1890).
- Les noms latins progressent avec l’avancement des connaissances tandis que les noms communs sont fixés dans le temps. Par exemple, l’araignée dont le nom vernaculaire est Épeire des ponts (Larinioides sclopetarius Clerck 1757) n’est plus placée dans le genre Epeira comme autrefois, lorsqu'elle a acquis son nom commun. Depuis longtemps, les arachnologues savent que le genre Epeira ne correspond à rien de réel et est tombé en synonymie depuis longtemps. Pourtant, il est encore employé comme nom commun.
- Dans une liste d’espèces, il est facile de voir lesquelles se ressemblent le plus, puisqu’elles appartiennent forcément au même genre. Par exemple : Argiope aurantia, Argiope trifasciata et Araneus diadematus. Même sans aucune connaissance sur le sujet, il est facile de déduire qu’Argiope aurantia et Argiope trifasciata se ressemblent plus entre elles qu’avec Araneus diadematus. Si je donne les noms communs les plus utilisés de ces espèces : Araignée des jardins, Araignée rayée des prés, et Araignée porte-croix, cette simple déduction n’est pas possible.
Dans le monde des insectes et des arthropodes en général, les noms latins fonctionnent très bien et sont utilisés par tous les experts. Dans d’autres taxons moins diversifiés comme les poissons, les oiseaux ou les mammifères, les noms vernaculaires font plutôt consensus, et c’est très bien. Ce qui fonctionne bien dans un groupe taxonomique ne fonctionne pas automatiquement dans un autre.
La nomenclature et la classification sont des concepts qui évoluent avec les progrès de la science. Nous pouvons penser aux sauts de géants qu’ont fait nos connaissances avec les données acquises par l’étude de l’ADN. Dans un contexte où nous ne connaissons pas tout, nous avons tout intérêt à mieux faire connaître le fonctionnement de la taxonomie et de la nomenclature, qui sont d’une grande richesse.
Auteur : Pierre Paquin
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