Les Linyphiidae représentent la plus importante famille d’araignées du Québec. Elle compose approximativement 40% de notre aranéofaune, avec près de 240 espèces connues. Hutchinson et Bélanger (1994) estiment qu’une cinquantaine d’espèces additionnelles seraient présentes sur notre territoire, mais n’auraient jamais été récoltées. Cette famille est également la plus importante au Canada, avec environ 525 espèces. Toutes proportions gardées, cette situation est comparable à celle de l’Europe du Nord (Roberts 1995). D’après nos estimations récentes, il y aurait au Canada plus de 150 espèces qui ne sont toujours pas décrites, dont plusieurs se trouvent au Québec.
Les Linyphiidae ont la fâcheuse réputation d’être difficiles à identifier et sont trop souvent mis à l’écart sans autre considération. Il est vrai que les Linyphiidae possèdent peu de caractères morphologiques, à part les genitalia, qui permettent de distinguer les taxons. Les Linyphiinae présentent des motifs abdominaux souvent trop similaires entre les espèces voisines pour permettre une diagnose fiable, et chez les Erigoninae, les motifs sont simplement absents. La petite taille de ces araignées présente une difficulté supplémentaire. Heureusement, les structures génitales des mâles et de la plupart des femelles de Linyphiinae sont très complexes. Avec une bonne loupe stéréoscopique, la diversité structurale des genitalia devient un avantage et permet de reconnaître rapidement la plupart des espèces. Il reste que l’identification des femelles d’Erigoninae constitue un défi, à cause de la similarité des structures externes.
Il n’existe aucun ouvrage de synthèse pour l’identification des Linyphiidae d’Amérique du Nord. Récemment, Buckle et al. (2000) ont publié une liste des espèces avec synonymes, une bibliographie exhaustive et un sommaire de la répartition de chaque espèce par province et état. Kaston (1948) a présenté les illustrations des genitalia de toutes les espèces de Linyphiidae du Connecticut en utilisant les planches d’Emerton publiées entre 1882 et 1920. Le présent ouvrage est donc la seule autre synthèse de cette famille pour l’identification de toutes les Linyphiidae d’une région d’Amérique du Nord.
Les illustrations de ce chapitre ont été produites avec un grand souci d’homogénéité dans l’orientation des structures. Cette méthode permet de comparer et de distinguer les espèces similaires au sein d’un même genre, ce qui est souvent difficile, voire impossible si l’orientation des parties illustrées n’est pas rigoureusement uniforme.
Il n’y a pas de clé des genres pour cette famille car la plupart sont mal définis. La distinction des espèces et des genres repose sur la structure des palpes pour les mâles, et de l’épigyne et des spermathèques pour les femelles. L’examen des genitalia est incontournable pour identifier une espèce. Pour faciliter l’identification, nous avons séparé les espèces en deux sous-familles, les Linyphiinae et les Erigoninae, qui avaient le rang de familles dans l’ancienne classification. Cette division ne repose pas sur des bases phylogénétiques solides. Des travaux récents proposent plutôt une division en sept sous-familles (Hormiga 2000). Nous présentons quelques caractères permettant la distinction des deux sous-familles traditionelles, mais il est important de garder à l’esprit qu’il y a de nombreuses exceptions. En outre, il faut considérer ces caractères dans leur ensemble plutôt qu’un à un.
Malgré la grande diversité des Linyphiidae, leur histoire naturelle, leurs affinités écologiques et leur répartition géographique sont presque totalement inconnues. Certains mâles sont munis de structures stridulatoires constituées par une série de petites carènes sur les chélicères (Kaston 1978) ou sur une plaque abdominale (Dondale et Buckle 2000). Les mâles émetteraient des sons en grattant cette structure afin d’attirer les femelles. De tels comportements restent hypothétiques.
Les Linyphiidae présentent un gradient de diversité particulier à l’échelle du continent. Alors que la plupart des organismes vivants sont plus riches et abondants dans les latitudes méridionales (Ricketts et al. 2000), les Linyphiidae montrent la tendance inverse : on trouve un plus grand nombre d’espèces dans les forêts boréales canadiennes qu’aux États-Unis (Buckle et al. 2000). Il n’existe aucune explication satisfaisante sur cet intéressant phénomène.
Les Erigoninae sont associés aux sols, où ils tissent de minuscules toiles sous les débris qui le jonchent (Kaston 1948, Gertsch 1949). Ces araignées sont abondantes dans la litière des forêts, particulièrement dans la forêt boréale où elles composent une partie importante de l’aranéofaune (Dondale et al. 1997, Paquin et LeSage 2001).
Ces araignées sont connues pour leur mode de dispersion aérienne, qu’on peut appeler aéronautisme, ou ascension verticale (ballooning en anglais), qu’elles pratiquent surtout à la fin de l’été et à l’automne. Les adultes et les juvéniles se rendent sur un perchoir situé le plus haut possible et laissent un long fil de soie traîner derrière eux. Ce fil, que le vent emporte, entraîne parfois l’araignée sur des distances considérables (Gertsch 1949). L’aéronautisme est quelquefois si important que le sol se couvre d’un délicat film blanc formé par les fils de soie des Erigoninae. En Europe, on a rapporté ce phénomène par les chaudes journées d’automne qui suivent une période de froid (Roberts 1995). De telles observations ne sont pas connues du Québec, mais le phénomène a été observé en Colombie-Britannique (R. Bennett, communication personnelle).
En Angleterre, les Erigoninae sont connus sous le nom de money spiders parce que la croyance populaire voulait qu’ils attirent la bonne fortune sur celui (ou celle) sur ceux qu’ils atterissent. Aux États-Unis, on les désigne sous le nom de dwarf spiders à cause de leur petite taille.
Hypselistes florens (fig. 766) fait exception à l’habitat général des Erigoninae, puisque cette espèce préfère les arbustes et la végétation basse à la litière. Cette araignée se distingue par son céphalothorax et ses pattes orange clair, qui tranchent nettement sur son abdomen bleu métallique. Les nombreuses espèces du genre Erigone ont un aspect très particulier à cause des épines qui bordent le céphalothorax et les long tibias des palpes des mâles. Les espèces de ce genre sont associées aux sols riverains (Gertsch 1949) et sont parfois nombreuses dans les laisses de marées du fleuve St-Laurent.
Les mâles de quelques genres (Ceraticelus, Ceratinella, Ceratinopsis, Pelecopsis et Styloctetor) se distinguent par la présence d’un sclérite appelé scutum, sur la partie dorsale de l’abdomen. Chez Ceraticelus fissiceps, par exemple (fig. 767), cette structure ressemble à un petit bouclier. Bien que la fonction exacte du scutum soit inconnue, on croit qu’il sert à minimiser la dessiccation. Plusieurs mâles de ces genres possèdent aussi un céphalothorax dont la partie antérieure surélevée comporte des fossettes latérales. Gertsch (1949) rapporte qu’avant l’accouplement, la femelle saisit le mâle par le céphalothorax en insérant ses chélicères dans ces fossettes. À part cette observation, on ignore les mécanismes sous-jacents à ce comportement, les avantages qu’ils présentent et les échanges chimiques qu’ils procurent.
Les épigynes de quelques espèces d’Eperigone sont souvent obstruées par une substance qui leur confère une allure énigmatique (voir figs 944, 945, 949, 953). On ignore si cette substance origine des mâles ou des femelles, de même que son rôle exact (Helsdingen 1982, Millidge 1987).
Certaines femelles d’Erigoninae sont presque impossibles à distinguer tellement elles sont semblables. Par exemple, Walckenaeria communis et W. directa ont des structures génitales très similaires. Cependant, ces deux espèces diffèrent par la forme et la coloration du céphalothorax.
Mentionnons la remarquable variété de formes du céphalothorax des mâles d’Erigoninae, en particulier de Baryphyma kulczynskii, de Grammonota gigas, d’Horcotes quadricristatus, de Walckenaeria pinocchio et de Floricomus rostratus. Chez ces espèces, le céphalothorax semble correspondre plus à une excentricité de la nature qu’à une fonction morphologique précise.
Les espèces de cette sous-famille ont un aspect légèrement différent des Erigoninae. Elles sont généralement de plus grande taille, l’abdomen et les pattes sont élancés et souvent pourvus de soies dressées. Les Linyphiinae se distinguent également par leur habitat puisqu’elles se trouvent surtout sur la végétation. Certaines parmi les plus petites espèces tissent des toiles sur les plantes basses près du sol. Elles se laissent choir et se réfugient dans la litière si elles se sentent menacées (Gertsch 1949). Les plus grandes espèces préfèrent la végétation arbustive où elles tissent des toiles très spectaculaires. Par exemple, les espèces du genre Neriene construisent des toiles tri-dimensionnelles composées de deux sections : la partie supérieure est formée de fils de soie irréguliers et surplombe la partie inférieure, qui est constituée par un dôme de soie ouvert vers le bas. Les proies se heurtent aux fils de la partie supérieure et tombent sur la partie aplatie du bas. L’araignée à l’affût, sous le dôme, saisit les proies et les ramène vers elle à travers la soie (Gertsch 1949). Frontinella pyramitela est une araignée associée aux conifères, qui tisse une toile très spectaculaire en trois sections : la partie supérieure rappelle celles des Neriene; la partie centrale est un dôme ouvert vers le haut; et la partie inférieure est une toile horizontale (fig. 1400). La section centrale de la toile ressemble par sa forme et ses dimensions à un rince-doigts, d’où son nom anglais de bowl and doily spider (Comstock 1940). Chez cette espèce, il est possible d’observer les mâles et les femelles qui vivent ensemble dans la toile, ce qui est inusité dans le monde des araignées (Gertsch 1949).
Watson (1986) a montré que les femelles Neriene litigiosa attirent les mâles par une phéromone dont est imprégnée la toile. Arrivés sur place, un mâle enroule la toile de la femelle pour en faire une petite boulette compacte. Cet étonnant comportement réduit la diffusion de l’odeur et diminue les chances d’attirer d’autres mâles.
Contrairement aux Erigoninae qui sont unicolores, plusieurs Linyphiidae sont ornés de motifs abdominaux qui facilitent la reconnaissance des espèces. Par exemple, Helophora insignis, Frontinella pyramitela, Pityohyphantes spp. et Neriene radiata (fig. 1399) comportent des motifs distinctifs. Dans la plupart des cas, ces motifs diffèrent entre les mâles et les femelles et l’examen des pièces génitales est nécessaire pour une détermination fiable.
Drapetisca alteranda est également une espèce au motif abdominal caractéristique (fig. 756). Cette espèce ne tisse pas de toile, mais chasse le long des troncs d’arbres pendant la nuit. Kaston (1948) rapporte qu’on trouve cette espèce sur les épinettes, sur les hêtres et sur les ormes, mais nous l’avons observée à maintes reprises sur les peupliers. Le jour, elle est très difficile à voir car sa coloration la confond avec le substrat où elle repose.
Les genres Improphantes, Incestophantes, Megalepthyphantes, Oreophantes et Tenuiphantes résultent du morcellement récent du genre Lepthyphantes. Plusieurs arachnologues mettent en doute la validité de ces nouveaux genres, qui ne sont utilisés ici que par souci d’homogénéité avec le catalogue mondial.
On connaît très peu la biologie des Linyphiinae du Québec. Plusieurs espèces ne sont connues que d’une ou deux mentions et les connaissances actuelles suggèrent qu’il s’agit d’espèces rares (Poeciloneta aggressa et Tenuiphantes cracens). Pour plusieurs autres connues de peu de localités, l’apparente rareté est probablement due à un échantillonnage déficient [voir Bélanger et Hutchinson (1992), Paquin et Dupérré (2001)]. Par exemple, Taranucnus ornithes est une espèce communément trouvée sous les grosses pierres et sur les parois rocheuses de la région des Appalaches. L’examen attentif de ces microhabitats en sol québécois révélera probablement que cette espèce est beaucoup plus répandue que ne l’indiquent les quelques mentions connues.