Enfant, j’étais fasciné par les fourmis. Je passais de longs moments à plat ventre dans la cour à les observer s’activer sans relâche. À cet âge, je n’avais aucune connaissance précise concernant la vie des fourmis. Elles étaient simplement là, partout autour, affairées à aller et venir entre leur monde souterrain et l’extérieur. Ce monde secret et dérobé nourrissait l’imaginaire et la curiosité du petit garçon que j’étais. À quoi s’employaient ces petites besogneuses dans les profondeurs de la terre?
Plus tard, à l’âge adulte, j’ai lu la trilogie des fourmis de Bernard Werber. J’ai ressenti un « fourmillement » de fascination pour cet univers fantastique, certes romancé et parfois carrément tiré par les cheveux, mais surtout riche en sujets « à développer ». J’ai réalisé que les fourmis et l’humain présentent sous certains aspects d’étonnantes similitudes. Depuis 60 millions d’années, ces petits insectes sociaux pratiquent l’agriculture, l’élevage, se font la guerre, et ce, bien avant l’apparition des premiers hominidés.
C’est aussi grâce à cette lecture que j’ai découvert la trophallaxie : « La trophallaxie est l’acte de générosité absolu des fourmis. Les fourmis possèdent en effet un deuxième estomac : le jabot social, dans lequel la nourriture n’est pas digérée, mais stockée en prévision de la demande d’un mendiant. Si une fourmi a faim, il suffira qu’elle aille voir une autre fourmi et lui demande une trophallaxie pour que celle-ci lui plaque sa bouche contre sa bouche et fasse remonter de la nourriture pour l’offrir à la mendiante.» — Bernard Werber, le livre secret des fourmis.
Difficile de ne pas voir dans le jabot social une version myrmécéenne* de nos banques alimentaires des millions d’années avant la lettre!
Les fourmis pratiquent deux formes de trophallaxie : la trophallaxie stomodéale (relative à l’estomac) qui consiste à régurgiter de bouche-à-bouche de la nourriture conservée dans le jabot social afin de nourrir une congénère. La deuxième, encore moins appétissante est la trophallaxie proctodéale (relative à l’intestin postérieur chez certains animaux) ou coprophagie, c’est-à-dire la consommation d’excréments anaux entre individus de la même espèce. Plus fréquente chez les termites, cette forme de trophallaxie est aussi observée chez les fourmis Céphalotes1. Elle permet le transfert de bactéries intestinales bénéfiques d’un individu à l’autre. On parle alors de transplantation fécale 2.
Une fois de plus, les fourmis ont des millions d’années d’avance sur nous. Ce n’est en effet que tout récemment dans l’histoire humaine que fut introduite la transplantation fécale (ou greffe de matière fécale) d’un humain à un autre dans le traitement de l’infection récidivante à la bactérie Clostridium difficile. D’autres applications font actuellement l’objet de recherches. Heureusement, chez l’humain, cette transplantation fécale se fait par colonoscopie, par endoscopie ou par ingestion de gélules.
N’est-il pas étonnant que ces créatures que nous tenons pour insignifiantes aient développé des comportements et des astuces de survie semblables aux nôtres, par exemple le don de nourriture, des millions d’années avant que nos plus lointains cousins à quatre pattes aient l’idée de s’organiser ?
Peut-être pas si étonnant, selon le moine bouddhiste Matthieu Ricard qui, dans son livre Playdoyer pour l’altruisme, un ouvrage laïque aux ambitions encyclopédiques, affirme à la lumière de recherches récentes, notamment en neuroscience, en psychologie et en analyse de conflits, que l’altruisme est inné chez l’humain et même chez certains animaux. Plus encore, elle ferait partie du processus de l’évolution. Doit-on conclure que les fourmis pratiquent la trophallaxie dans un but altruiste, je n’irais pas jusque là. En revanche, il n’est pas présomptueux de voir en la solidarité et la coopération des avantages en termes d’évolution.
Sur cette planète, nous côtoyons plusieurs univers totalement différents du nôtre. Certains d’entre eux existent à des échelles si réduites que nous n’y prêtons jamais attention. Il y a pourtant tellement de choses à apprendre sur nous en élargissant le champ de nos intérêts à l’incroyable variété des formes de vie qui existe. Nous réalisons alors qu’elles sont toutes soumises aux mêmes impératifs de survie et qu’elles se développent souvent selon un schéma commun. Certains comportements que l’on observe chez les insectes et autres animaux sociaux sont étonnamment similaires à ceux que l’on retrouve dans nos sociétés humaines.
Que nous enseignent les fourmis? Peut-être nous invitent-elles simplement à poser un regard plus compatissant sur le parcours de l’humanité sans pour autant justifier toutes ses dérives. Peut-être que la vie, à travers elles, nous rappelle qu’à l’instar des autres espèces, nous évoluons par étapes, par à-coups, parfois dans l’harmonie, d’autres fois dans le chaos. Tous les êtres vivants sont les dénominateurs communs du mystère qu’est la vie.
Comment ne pas s’en émerveiller?
« L’émerveillement devant la part sauvage du monde, devant les autres formes de vie, les autres espèces qui sont nos concitoyens en cette planète. Ce qui nous émerveille, nous le respectons. Si nous le respectons, nous sommes concernés par son sort. »
— Matthieu Ricard, moine bouddhiste, docteur en génétique cellulaire, philosophe et photographe de la nature.
1. http://www.dictionnaire-amoureux-des-fourmis.fr/C/Cephalotes/Cephalotes-bacteries.pdf
2. https://www.quebecscience.qc.ca/sante/nos-selles-nouveaux-medicaments-greffe-fecale/
* Myrmécéenne : relatif aux fourmis.
(Crédit photo d'entête: Shutterstock)
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