L’araignée Joro (Trichonephila clavata) au Québec;  boule à mythes!

Ça fait maintenant 10 ans qu’on voit ressurgir cette même histoire pour tenter de créer de la nouvelle à sensation. Ce n’est donc pas une nouvelle, mais le mot sensation est bien choisi puisqu’on capitalise sur la crainte très commune que les araignées inspirent à plusieurs. Chaque année depuis sa première mention en Amérique du Nord, les arachnologues donnent l’heure juste sur cette situation, mais c’est à recommencer, semble-t-il. L’araignée dont il est question se nomme Trichonephila clavata (fig. 1). D’ailleurs, vous voulez savoir si ce que vous lisez provient de quelqu’un qui connait le sujet ou pas? Regardez si le nom de l’espèce est mentionné; si cette information de base ne s’y trouve pas, ayez de grands doutes sur le fondement scientifique de ce que vous lisez.

Figure 1. Trichonephila clavata, l'araignée Joro, introduite accidentellement en Géorgie aux USA en 2014. Elle est trouvée dans quelques États du sud-est des États-Unis et à ce jour, rien ne laisse penser qu'elle se trouvera sous peu au Québec, au Canada ou même dans le nord-est des États-Unis.

Trichonephila clavata se trouve naturellement en Inde et au Japon. Une de ses particularités est la grande taille des femelles qui peut atteindre près de celle d'une paume de main. On la nomme « Araignée Joro », mais ce nom est quelque peu nébuleux comme le sont souvent les noms communs parce qu’il réfère à plusieurs choses à la fois. « Araignée Joro » est parfois employé pour désigner les Nephilinae, la sous-famille dans laquelle T. clavata se trouve. Trichonephila clavata a été introduite accidentellement aux USA en 2014 (possiblement avec le transport de marchandise, on en sait rien, mais c’est une hypothèse probable) et rapportée comme établie sur le continent Nord-Américain pour la première fois par Hoebeke et al. (2015). Peut-être l’ignoriez-vous, mais chaque année, des centaines d’espèces voyagent ainsi avec les marchandises échangées par le commerce international. La plupart du temps, ces nouvelles venues ont une surprise désagréable à leur arrivée puisque les conditions de la nouvelle terre d’accueil ne correspondent pas aux conditions naturelles d’origine. Elles meurent donc, sans tambour ni trompette. Et c’est la même situation pour des centaines de types de bestioles associées avec divers produits alimentaires.

Il arrive cependant que la nouvelle arrivée trouve en la terre d’accueil des conditions similaires au lieu d’origine et réussisse à établir une population viable dans ce nouvel endroit. Toutes les araignées de la sous-famille des Nephilinae (40 espèces) ont des affinités tropicales et subtropicales. Elles peuvent potentiellement s’établir sur la planète dans un endroit qui présente de telles conditions environnementales et climatiques semblables à leur lieu d’origine. C’est ce qui est arrivé pour T. clavata, qui s’est établie en Géorgie aux USA. Selon Rose (2022), la population établie est en légère progression mais essentiellement confinée à la GA. Toutefois, si on consulte les bases de données publiques comme BugGuide, iNat et autres, on commence à voir en 2024 que l’espèce a réussi à s’établir dans des états adjacents du sud des USA. Ces mentions sont à prendre à titre indicatif puisque ces bases de données ne sont pas exemptées de fausses données ou de petits rigolos qui croient amusant de rapporter l’espèce à des endroits où elle n’est pas établie. De plus, une mention d’une localité ne signifie pas automatiquement que l’espèce y est établie. Si je photographie un crocodile dans ma cour de Montréal-Nord, cela ne signifie pas que l'espèce s’y reproduit. Cependant, il est fort probable que si l'espèce a réussi à s’établir en GA, elle puisse aussi progresser vers la Louisiane, l’Alabama etc… et pour les derniers 10 ans, cette progression a été lente comparée à d'autres espèces introduites accidentellement, qui ont conquis un vaste territoire en quelques années seulement.

Ce qui est en partie à l’origine de cette « nouvelle » est que T. clavata ne semble pas incommodée par les habitats urbains, contrairement à la plupart des araignées. Il n’en fallait pas plus pour que certains concluent que cette araignée envahira New-York avant même que vous ne finissiez de lire ces quelques lignes. Il est vrai que le fait qu’elle semble occuper une niche écologique qui n’est pas actuellement saturée (de grandes toiles en milieux urbains) laisse peut-être entrevoir une présence urbaine inattendue dans les états du sud, mais de là à conclure qu’elle se trouvera sous peu dans les états du Nord et au Canada, hum… Ceux qui connaissent bien le sujet demeurent prudents sur de telles prédictions faites à partir d’une présence dans les états du sud.

Il faut aussi savoir qu’il y a une deuxième araignée Joro présente aux USA (c’est en autre pourquoi les arachnologues ne sont pas friands de ces noms vulgarisés, ils portent à confusion) qui se nomme Trichonephila clavipes (Fig. 2). Elle est similaire à T. clavata, donc placée dans le même genre. Elle est cependant indigène au sud-est des USA, c’est-à-dire qu'elle se trouve naturellement dans cette région, elle n’est pas introduite. Kuntner (2017) la mentionne dans 8 états du sud des USA : AL, GA, FL, LA, MS, NC, SC, TX. Pourquoi T. clavipes est-elle limitée à cette région même si elle se trouve sur notre continent depuis des millions d'années? Elle a pourtant eu le temps de progresser vers le nord, mais elle ne se trouve pas au Québec ni au Canada, ni au nord des USA. Il n'en faut pas beaucoup plus pour émettre l'hypothèse que ce qui limite la répartition géographique de T. clavipes vers le nord limitera aussi celle de T. clavata.

Figure 2. Extrait de Kuntner (2017) qui montre Trichonephila clavipes, l'espèce qui se trouve naturellement en Amérique du Nord.

Avez-vous déjà remarqué que les bestioles (arthropodes) qui vivent plus au sud sont en général de plus grande taille que celles de chez-nous? Ben oui, il y a là une tendance planétaire qui influence la répartition géographique des animaux sans colonne vertébrale. Ce sont des raisons physiologiques qui font qu’au Québec, il n’y a pas, à ce jour, de Mygalomorphes par exemple. De la même façon, la Veuve noire (Latrodectus mactans) n’a jamais réussi à s'établir au Québec, malgré de nombreuses introductions accidentelles chaque année, avec les fruits entre autres. Avant que certains ne disent « oui oui, on a des Veuves noires au Québec, j’ai déjà lu ça », je précise que vous confondez Veuve noire et Veuve noire du Nord (Latrodectus variolus) qui ne sont pas la même espèce! Une autre bonne raison d'utiliser les véritables noms qui eux ne portent pas à confusion puisque plusieurs ne se rendent pas au bout du nom Veuve noire du Nord, et en reste à Veuve noire, concluant diverses choses non-fondées.

Mais revenons à T. clavata! Est-ce que les conditions environnementales de l’Inde peuvent ressembler à celles de la GA où elle s’est établie? Je peux le concevoir. Est-ce que les conditions en Inde et en GA sont semblables à celles du Québec, du Canada ou même à celles de NY? Ben non. Les journalistes qui propagent cette nouvelle semblent oublier le fait qu’il y a un élément important dans les territoires plus au nord qui se nomme l’hiver (et plus on monte à partir de la GA vers le nord, plus c’est vrai). Bien qu’il nous semble moins rigoureux qu’avant je l’admets, cette période de l’année signifie encore des conditions de gel pour plusieurs mois. Ce fait simple est un des nombreux facteurs limitants qui régularise la répartition géographique des espèces de l’Amérique du Nord et limite la progression de plusieurs espèces animales et de plantes.

Un collègue me faisait remarquer que les mêmes questions ont déjà fait la manchette à propos d’une autre introduction accidentelle aux USA, celle du Python de Birmanie (Python bivittatus) en Floride. Ce serpent se trouve toujours dans la région où il a été introduit, bien des années plus tard, sans avoir conquis le Québec ou le nord des USA. À ce titre, devons-nous craindre la progression des crocodiles et des alligators depuis la FL vers le nord jusqu'à Montréal? hum… Quand on parle d’une araignée (ou d'un autre animal méconnu ou qui inspire des craintes), on en profite, au grand désarroi des arachnologues et de ceux qui connaissent le sujet. Avant d'atteindre le Québec, on trouvera d’abord T. clavata dans l'extrême sud de l'Ontario, comme à Pointe Pelée, qui présente des conditions de climat et de température plus favorables et uniques au Canada. Par le fait même, cette région abrite de nombreuses espèces qui ne se trouvent nulle part ailleurs au Canada. 

« Oui, mais les changements climatiques? » Ce phénomène a le dos très large, et plusieurs y réfèrent comme une explication à tout ce qui se passe. Anecdote, signal statistique et données probantes sont des concepts scientifiques clairs dont les rouages semblent échapper à plusieurs qui propagent ce type de nouvelles. Est-ce que ces changements climatiques sont suffisants à court terme (dans nos vies) pour faire en sorte que des espèces tropicales s’installent dans nos cours arrières ou dans nos érablières? Est-ce que les conditions environnementales du Québec (ou du Canada par le fait même) sont semblables à celles de la GA ou du sud des USA? À ce jour, pas encore. Les sources qui affirment l'arrivée éminente de T. clavata au Canada mentionne aussi qu’Elvis se trouvera au Centre d'Achat Duvernay en fin de semaine prochaine, avis aux intéressés.

Trois derniers points

1 - Toutes les araignées de la planète sont venimeuses (sauf la famille des Uloboridae) et ça ne présente pas de danger pour vous, à moins que vous soyez une mouche. Les quelques espèces de notre planète qui possèdent un venin potentiellement sérieux pour les humains ne se trouvent pas au Québec, ni au Canada. On en compte une quinzaine sur les 52 173 espèces connues (WSC, 2024) et les Trichonephila n’en font pas partie. Comprenons ici qu’avec la crainte des araignées, notre cerveau nous joue un tour en extrapolant à toutes les araignées la prudence que nous devrions appliquer pour une quinzaine d'espèces seulement. Bien sûr que T. clavata est venimeuse, comme toutes les araignées! Si un élève arrivait avec une telle « nouvelle » dans un travail - les araignées venimeuses s’en viennent - je lui suggérerais de ne pas songer à une carrière en science, puisque visiblement, il n’a rien lu sur le sujet. 

2 - La façon dont cette « nouvelle » est rédigée laisse croire que T. clavata peut atterrir comme ça, chez vous, dans votre face, à l’heure du souper en plus. Il est vrai que ces araignées peuvent se propager par aéronautisme (ballooning en anglais), mais ce ne sont pas les adultes qui ont cette capacité parce qu'ils sont beaucoup trop lourds, ce sont les premiers stades de développement qui mesurent 1-2 mm. Les araignées peuvent parcourir ainsi de grandes distances, c'est pour cela qu'elles sont souvent les premières colonisatrices sur les îles volcaniques qui viennent de se former par exemple. Une fois arrivées sur la nouvelle terre d'accueil (parfois une centaine de km plus loin), elles doivent réussir à s’établir dans ces nouvelles conditions, qui peuvent être suffisamment différentes du lieu de départ pour faire en sorte qu’elles n’y survivent pas. Tenter de faire croire que des araignées géantes volent, est pour le moins tordu.

3 - Le fait qu'après 10 ans d’une introduction accidentelle « réussie » en GA, la répartition géographique semble encore limitée aux états du sud des USA (tout comme pour T. clavipes), laisse penser qu'il en sera longtemps ainsi. Il est toujours possible que la nature nous surprenne, mais la prudence est de mise avec de telles prédictions. Quand je vois quelqu'un qui se promène dans la ville de NY avec un modèle papier de la taille de l’araignée en disant : « Ça s’en vient, qu’en pensez vous? » pour filmer la réaction des gens, plusieurs appréciations me viennent en tête, mais aucune ne contient le mot professionnalisme ou honnêteté. Je trouve dommage qu'on ne saisissent pas cette occasion de faire ressortir quelques aspects fascinants de leur biologie : par exemple les mâles ne présentent qu’environ 20% (souvent moins) de la taille des femelles de cette sous-famille (Fig. 3) ou encore que leurs toiles sont dorées (et non blanchâtres), ou encore que les toiles sont tellement solides que certaines peuplades s‘en servaient pour pêcher les petits poissons. C’est sans doute plus « vendable » de propager la crainte que de l’intérêt ou de la fascination. Quand je parle d'honnêteté, je vise ceux qui génèrent la nouvelle au départ et non pas ceux qui documentent ce qui se passe chez nous au QC. Il est normal de traiter du sujet quand cela fait manchette aux USA et à New York.

Figure 3. Trichonephila clavata femelle et le petit mâle qui tente sa chance auprès de cette belle.

En tant que scientifique, il faut s’attendre à être surpris par la nature. Rarement, elle se fie à nos opinions et prédictions pour orienter ses plans. Au mieux, nous devons nous fier à ce qu’on connaît d’un sujet, qu’il ait huit pattes ou non. Ce n'est pas beaucoup demander après tout.

Épilogue

Je m’occupe de la page Facebook sur les araignées du QC et depuis que cette « nouvelle » circule cette année, plusieurs posent des questions auxquelles je m'efforce de répondre, avec d’autres intervenants bien sûr. Il y a donc, en théorie, plus de 13 500 personnes intéressées (de loin ou de près) par le sujet dans notre province, ce qui fait environ 27 000 yeux qui scrutent notre arachnofaune. Il y a un équivalent pour l’Ontario, et pour le nord-est des USA, avec d’autres pages Facebook. À ce jour : rien, niet, zilch, aucune mention. Jusqu'à ce que quelqu'un y mette une photographie de T. clavata la semaine dernière, avec la mention Saint-Norbert. Aie, me dis-je, elle ne sera pas facile à expliquer celle-là avec une extension de près de 1000 km vers le nord! Après vérification, cette photo a été prise l’an dernier et le spécimen trouvé à côté d’un tracteur que ces gens venaient d’acheter, importation directe de quel endroit? hein? hein? hein? Ceux qui ont dit Géorgie, USA allez vous chercher un biscuit, c’est bien mérité. Y a-t-il trace de T. clavata cette année, elle est pourtant difficile à manquer à cette taille? Rien, aucune trace. Merci de nous donner un exemple aussi clair pour soutenir mon propos : les introductions accidentelles sont monnaie courante, mais cela ne signifie pas que ces espèces s’établissent avec succès pour autant. 

Références

Groupe Facebook sur les araignées du Québec : https://www.facebook.com/groups/486277948065390

Hoebeke ER, Huffmaster W, Freeman BJ. 2015. Nephila clavata L Koch, the Joro Spider of East Asia, newly recorded from North America (Araneae: Nephilidae). PeerJ 3:e763 https://doi.org/10.7717/peerj.763.

Kuntner M. 2017. Nephilidae. Pages 191–192 in Ubick D, Paquin P, Cushing PE, Roth V (editors), Spiders of North America. An Identification manual, second edition. American Arachnological Society. Keene, New Hampshire (U.S.A.).

Rose S. 2022. Spiders of North America. Princeton Field Guides 81, Princeton University Press. 624 pages.

WSC (World Spider Catalog). Consulté le 17 juin 2024. https://wsc.nmbe.ch

Publié 
18/6/2024
 dans la catégorie 
Arachnides